Image: Jaune Rouge Bleu (Vassily Kandinsky)
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Dans cet article, nous allons nous intéresser de plus près aux émotions et à la personnalité. Ces deux sujets sont traités dans le même article car, comme nous le verrons, la plupart des traits de personnalité ont une composante émotionnelle très importante.
Origine et rôle des émotions. En lien avec l’article précédent (Perception et cognition), commençons par souligner que tout système intelligent a nécessairement un objectif. En effet, le concept même d’intelligence ou de comportement adapté n’a de sens que dans le contexte d’un objectif à atteindre. Comme nous l’avons déjà également évoqué, les objectifs fondamentaux de tout système vivant sont la survie et la reproduction. Il s’agit là toutefois d’objectifs très « ultimes », très « distants ».
Pour mieux comprendre les êtres vivants, il convient de s’intéresser également à leurs objectifs intermédiaires. Ces objectifs plus immédiats ou « proximaux » peuvent être regroupés essentiellement en deux catégories:
- les choses désirables, qui sont associées au plaisir, aux émotions positives et aux comportements d’approche;
- les choses indésirables, qui sont associées à la douleur, au déplaisir, aux émotions négatives et aux comportements d’évitement.
Les émotions positives (la joie, l’intérêt, l’espoir, la sérénité) sont donc une sorte de prolongement de la notion de plaisir. Les émotions négatives (la peur, la colère, le dégoût, la tristesse) sont quant à elles un prolongement des notions de déplaisir et de douleur. Les émotions constituent donc une sorte d’étape intermédiaire, une réaction ou une anticipation, entre d’un côté le comportement et de l’autre le plaisir et le déplaisir.
Les émotions sont le prolongement des notions de plaisir et déplaisir
Dans ce cadre, l’avantage évolutif des émotions consiste essentiellement en un raffinement ou un perfectionnement des mécanismes de préservation de l’organisme. La douleur, par exemple suite à une blessure, est un bon mécanisme de protection de l’organisme. L’inconvénient toutefois est que la douleur implique souvent une blessure. Or, une blessure est une atteinte à l’intégrité de l’organisme; elle peut être grave et parfois mortelle. Ainsi, la peur est encore plus efficace, puisqu’elle permet de complètement éviter une situation potentiellement dangereuse.
Les émotions sont donc étroitement associées à toutes sortes de motivations et d’objectifs. D’une manière générale, un organisme va chercher à maximiser ses émotions positives (et son plaisir) et à minimiser ses émotions négatives (et son déplaisir). En pratique, ceci n’est pas une mince affaire, car il existe souvent une tension, parfois même une contradiction entre ces différents objectifs. Par exemple, la recherche de nourriture (plaisir) peut impliquer une prise de risque (peur). Naturellement, les dilemmes sont plus nombreux et plus complexes chez les espèces les plus sophistiqués.
L’idée centrale ici est que les émotions jouent un rôle adaptatif en aidant les organismes à faire face aux problèmes de survie posés par l’environnement. Darwin fut le premier à proposer que, tout comme d’autres traits trouvés chez les animaux, les émotions ont évolué au fil du temps. Le concept d’émotion est donc applicable à tous les niveaux de l’évolution et s’applique à tous les animaux, en particulier aux vertébrés et plus encore aux mammifères, dont la plupart disposent d’un registre émotionnel sophistiqué.
Le rire, comparaison entre humain et chimpanzé
De nos jours, la plupart des émotions sont relativement bien comprise d’un point de vue neuroanatomique et biochimique (parties du cerveau, hormones et neurotransmetteurs associés à différentes émotions). De nombreux travaux mettent en évidence des similitudes majeures entre différentes espèces. Par exemple, les circuits de base du stress ou du plaisir sont très semblables chez tous les vertébrées, avec des ressemblances toujours plus grandes à mesure que les espèces sont proches d’un point de vue évolutif.
Les émotions sont essentielles et en lien avec diverses notions que nous avons abordés jusqu’ici (cf. figure ci-dessous). Les émotions permettent de préparer le corps à l’action à travers de nombreux mécanismes physiologiques (augmentation du rythme cardiaque, libération d’hormones, etc.). Les émotions fournissent la motivation à la plupart des comportements (curiosité, approche, fuite, attaque, etc.). Chez certaines espèces, elles présentent également un versant expressif, qui permet de communiquer.
Les émotions sont également en lien avec la perception et la mémoire. Tout d’abord, bien évidemment, toutes sortes de choses perçues peuvent susciter des émotions. Mais les émotions peuvent également colorer la perception (tout voir en noir ou en en rose, être hyper vigilant, etc.). Elles influencent la mémoire et l’apprentissage: on se souvient beaucoup mieux des évènements positifs et plus encore des négatifs (les évènements sans enjeux émotionnels sont vite oubliés); les émotions renforcent la mémoire. Enfin la mémoire peut également générer des émotions, par évocation, par exemple quand on se remémore quelque chose d’agréable ou une situation dangereuse.
L’émotion, un concept central

Émotions, vie sociale et cognition. Chez de nombreux animaux, et en particulier chez les humains, les émotions jouent également un rôle social essentiel. Dans l’article Sommes-nous une espèce unique? nous avons déjà évoqué le rôle de la sociabilité dans le développement de certaines aptitudes, en particulier celui de l’intelligence. Dans ce qui suit, nous allons revenir sur ce point et mettre en lien les émotions, la sociabilité et la cognition.
Tout d’abord, on trouve chez l’humain une certaine universalité des émotions et des expressions faciales. À tel point que le fait d’exprimer une certaine émotion par une expression faciale particulière est une faculté innée chez l’humain; même les personnes aveugles de naissance, qui n’ont jamais pu observer les expressions faciales d’autres personnes, manifestent les expressions typiques. Ceci vient probablement du fait que les émotions sont d’une importance majeure chez notre espèce.
Les émotions de base et leur expression faciale correspondante

En tant qu’espèce hautement sociale, la capacité à exprimer ses émotions aussi bien que la capacité à lire les émotions des autres sont en effet essentielles. Les individus qui n’en n’étaient pas capables ont probablement rencontré des difficultés considérables (alliances faibles, conflits, exclusions, etc.), qui se soldaient à terme par un taux de survie et un succès reproducteur moindre. Difficile en effet de tisser des liens sociaux de qualité si l’on ne parvient pas à exprimer clairement sa joie, sa colère ou sa tristesse ou si l’on est incapable de lire correctement les émotions de ses congénères.
Soulignons ici que lire une émotion, deviner une intention ou construire des relations de coopération sur le long terme sollicitent de nombreuses capacités cognitives: percevoir et catégoriser correctement les actions et émotions des autres, reconnaître les individus et se souvenir de leurs comportements passés, réussir à observer ce qui est pertinent, en fonction du contexte et du passé, puis parvenir à mettre en lien ces différents éléments, tirer les conclusions qui s’imposent et adapter son propre comportement. Pas simple.
Ces aptitudes renvoient à la cognition sociale, c’est-à-dire l’ensemble des processus cognitifs impliqués dans les interactions sociales. Une aptitude essentielle dans ce cadre est ce qu’on appelle la théorie de l’esprit, qui renvoie à la capacité à comprendre les autres et à deviner ce qui se passe dans leur esprit. Une capacité cognitive de haut niveau s’il en est! En effet, le comportement et les intentions d’un autre individu sont souvent très difficiles à comprendre et à anticiper.
Les liens entre sociabilité, intelligence et émotions sont nombreux et complexes
Considérons maintenant plus spécifiquement les émotions sociales. Chez les espèces sociales, les mécanismes d’attachement entre congénères prennent leurs racines dans l’attachement mère-enfant et sont sous-tendue par des hormones similaires (ocytocine, opioïdes endogènes). Chez l’humain les émotions sociales tiennent une place très importante et peuvent être très sophistiquées. Des émotions sociales telles que l’embarras, la culpabilité, la honte, la jalousie, l’envie ou la fierté sont des émotions relativement récentes d’un point de vue évolutif.
Dans l’article Un singe ultra-social, nous avons évoqué le fait que, dans un groupe, en particulier chez les chasseurs-cueilleurs (avant la révolution agricole), les individus dissidents, exagérément agressifs ou égoïstes pouvaient être sanctionnés par le groupe, c’est-à-dire rejetés, exclus, voire battus physiquement par le groupe. À cette époque, à l’aube de l’humanité, un comportement qui n’était pas socialement adéquat constituait donc un véritable danger pour ceux qui le manifestaient.
Il est donc vraisemblable que les émotions sociales ont pris le relai sur ces « dangers de sanctions sociales » de la même façon que qu’une émotion plus primitive comme la peur a pris le relai sur la douleur physique. En d’autres termes, certaines émotions sociales comme la honte permettent d’éviter des comportements menant au rejet du groupe, de la même façon que la peur permet d’éviter des comportements impliquant un risque de blessure physique. Il existe ainsi chez l’humain un véritable attachement au groupe.
Chez l’humain, de nombreuses émotions jouent un rôle de liant social
Les traits de personnalité. La notion de personnalité peut renvoyer à plusieurs choses différentes. Ci-dessous, nous allons nous focaliser sur les traits de personnalité, qui sont un ensemble de dispositions permettant de différencier les individus entre eux (extraverti, nerveux, etc.). Dans l’article Conscience, soi et libre-arbitre (à paraître), nous aborderons un autre aspect de la personnalité, celui qui renvoie à l’histoire de vie spécifique d’une personne. Pour l’instant, nous nous focalisons sur des traits de personnalité plus universels, ceux que l’on retrouve en fait chez tous les individus, mais dans des proportions différentes, c’est-à-dire le fait d’être plus ou moins nerveux, extraverti, etc.
Les traits de personnalité correspondent à des tendances comportementales, motivationnelle, cognitives ou émotionnelles. Il s’agit de caractéristiques relativement stables dans le temps, que l’on retrouve dans toutes les cultures humaines et même chez de nombreux animaux non-humains. Il existe d’âpres débats sur le nombre exact de ces traits principaux, sur leur caractère plus ou moins universel, ainsi que sur la manière de les regrouper dans différents ensembles. Nous retiendrons ici les cinq grands traits de personnalité qui font le plus consensus, décrits dans le tableau ci-dessous.
Cinq grands traits de personnalité

Les deux premiers (E et N) sont probablement ceux qui ont la plus longue histoire évolutive. L’extraversion, appelée aussi parfois système d’activation comportementale ou système d’approche. C’est un trait qui favorise l’exploration de l’environnement, la confiance en soi, la sociabilité et les émotions positives. L’extraversion est étroitement associée à ce qu’on appelle parfois « le circuit de la récompense » et en particulier à la dopamine, un neurotransmetteur associé à la recherche de plaisir. De hauts niveaux d’extraversion impliquent une plus grande réceptivité à la dopamine.
La nervosité (ou névrosisme), appelée aussi parfois système d’inhibition comportementale ou système de peur, fuite, attaque et évitement. C’est un trait qui favorise la vigilance face aux dangers. Il est étroitement associé à l’amygdale cérébrale, qui est impliquée dans les réponses et les apprentissages associées à la peur, l’anxiété et l’agression. De hauts niveaux de nervosité impliquent également de hauts niveaux d’hormones associées au stress (noradrénaline, cortisol) et à de bas niveau de sérotonine, une autre hormone qui est impliquée dans le bien-être et la stabilité de l’humeur.
Ces grands traits de personnalité (ou d’autres, très similaire) sont retrouvés chez de très nombreux animaux, y compris des poissons et certains invertébrés comme les pieuvres. À noter que l’étude systématique de la personnalité chez les animaux est relativement récente; les connaissances actuelles et donc les exemples donnés ici ont plutôt tendance à sous-estimer, par méconnaissance, la présence et le nombre de traits de personnalité que l’on peut retrouver chez différentes espèces.
Plusieurs traits de personnalité existent chez de nombreuses espèces
Les trois autres traits sont plus récents d’un point de vue évolutif et sont retrouvés chez un plus petit nombre d’animaux. Des traits proches de l’ouverture (O), en particulier la curiosité, sont présents chez les espèces que l’on considère habituellement comme intelligentes (chat, chien, singes, etc.). Contrairement aux autres traits, l’ouverture a une composante cognitive importante; chez l’humain ce trait est d’ailleurs en lien positif avec l’intelligence et la créativité.
L’agréabilité (A) est retrouvée surtout chez les mammifères sociaux (chimpanzés, gorilles, hyènes, rat, etc.). Il reflète des différences entre individus dans la propension aux comportements d’agression et d’hostilité. Par extension, ce trait est associé chez l’humain à la coopération, l’altruisme et la compassion.
Enfin, le dernier grand trait de personnalité, que l’on peut résumer par le terme de contrôle (C) semble typiquement humain; à ce jour, il n’est pas retrouvé ailleurs dans le règne animal. Il est associé à des comportements que l’on pourrait qualifier de « difficile à réaliser » (planifier, réfléchir avant d’agir, renoncer à un plaisir immédiat pour une plus grande satisfaction à long terme).
Compromis et variabilité. Une des idées centrales autour du concept de traits de personnalité est que chacun d’eux présente des bénéfices et des coûts associés à la survie et à la reproduction (cf. tableau ci-dessous). En d’autres termes, pour chaque trait de personnalité, il n’existe pas un niveau optimum qui serait idéal dans toutes les circonstances. Il existe donc un trade-off (un compromis) entre les différents avantages et inconvénients associés à chaque trait de personnalité. Le point optimal pour chaque trait est variable en fonction des caractéristiques de l’environnement.
Par exemple, un haut niveau d’extraversion n’est pas toujours avantageux. Dans un environnement où les ressources sont rares et difficiles à trouver, il est clairement avantageux d’être extraverti (au sens large), c’est-à-dire d’avoir un comportement d’exploration plutôt marqué. Dans un tel cas, les bénéfices associés à l’exploration surpassent les risques. À l’inverse, si les ressources ne sont pas rares, mieux vaut être à l’inverse plutôt introverti, car dans une telle situation, les risques associés à l’exploration surpassent les bénéfices.
Bénéfices et coûts associés à différents traits de personnalité

Un point important ici est que, pour un individu donné, la variabilité sur ces différents traits est plutôt faible. On est bien sûr plus ou moins extraverti, plus ou moins nerveux, etc., en fonction des situations. Mais globalement, les traits de personnalité discutés ici sont relativement stables tout au long de l’existence et ne varient pas beaucoup. La valeur adaptative des différents traits de personnalité ne se situe donc pas tant au niveau de l’individu, mais plutôt au niveau de la population.
Plus précisément, au sein d’une population, la variabilité des traits de personnalité, au travers de l’ensemble des individus, garantit une certaine résilience de cette population. Si l’environnement est dangereux, par exemple parce qu’un nouveau prédateur prolifère, ce sont les individus les plus nerveux et craintifs qui survivront le mieux. Si ce prédateur disparaît ou si le danger diminue d’une façon ou d’une autre, les individus peu nerveux et peu craintifs seront alors avantagés.
La même logique peut se transposer au niveau d’un groupe. En effet, un groupe avec de nombreux profils de personnalité différents sera plus apte à faire face à un grand nombre de circonstances et de défis très variés. La même logique opère également pour ce qui concerne la descendance d’un individu. Il n’y a pas d’avantage systématique par exemple à ce que tous les enfants d’un individu soient très nerveux ou très peu nerveux. Le véritable avantage se situe à nouveau dans la variabilité, afin de garantir une adaptabilité à diverses circonstances, qui sont souvent difficiles à anticiper.
La variabilité des traits de personnalité assure la résilience des populations
Afin de compléter ces différents points, une dernière précision doit être apportée: le fait que les traits de personnalité sont partiellement héritables. Cela signifie que la variabilité d’un trait est partiellement due aux différences génétiques entre individus. Les traits de personnalité, comme de nombreux traits plus élémentaires comme la taille ou le poids (mais aussi l’intelligence), sont partiellement déterminés génétiquement. En clair, des individus grands tendent à engendrer des individus grands; des individus extravertis tendent à engendrer des individus extravertis, etc.
Toutefois, cela ne signifie pas que les caractéristiques d’une progéniture sont exactement les mêmes que celles de leurs parents. Le hasard associé à la reproduction sexuée vient « brasser les cartes », si l’on peut dire, et tend à augmenter la variabilité et les différences entre les descendants. C’est d’ailleurs un des grands avantages de la reproduction sexuée, comme nous l’avons évoqué dans l’article Les moteurs de l’évolution.
Il existe également des facteurs environnementaux qui peuvent être très influents au moment du développement, en modifiant l’expression de certains gènes ou en marquant fortement la mémoire. Nous nous aborderons ces questions plus loin (Partie VI. Éducation et enfance).
En résumé, dans cet article nous sommes partis des émotions et nous avons montré qu’elles s’inscrivent dans la continuité de ressentis primitifs comme la douleur et le plaisir. Elles sont en lien étroit avec la perception, la mémoire, la motivation, le corps et toutes sortes d’interaction avec l’environnement; elles jouent un rôle adaptatif fondamental. Chez l’humain (et d’autres mammifères sociaux), les émotions jouent aussi un rôle de liant social; elles sont au cœur de quasiment toutes les interactions entre individus.
Les traits de personnalité s’inscrivent quant à eux dans une certaine continuité des émotions. Plusieurs d’entre eux ont en effet une composante émotionnelle majeure. L’extraversion et la nervosité, en particulier, sont étroitement associées à la propension à ressentir des émotions positives comme la joie ou des émotions négatives comme la peur, respectivement. Plus généralement, les traits de personnalité, en tant que tendances comportementales, permettent de préparer un organisme à différentes situations.
Il n’existe toutefois pas de trait de personnalité « idéal »; le niveau optimal de tel ou tel trait est variable en fonction du contexte. Dans une population ou dans un groupe, la variabilité de la personnalité offre un certain avantage, en garantissant que différents types d’individus sont préparés à différents types de situations. La même logique vaut pour la descendance d’individus qui se reproduisent par reproduction sexuée.
Enfin, de nombreux aspects physiologiques des émotions et de la personnalité sont bien compris et décrits en détails chez de nombreuses espèces. Si les spécificités humaines sont certes considérables (notamment en ce qui concerne les émotions sociales), les similitudes entre espèces le sont tout autant, en particulier pour des émotions primitives comme la peur ou des tendances comportementales générales comme l’approche et l’exploration.