Humain X.0 : Créativité et innovation

(Temps de lecture: 10 minutes)

Chez l’humain, les capacités d’anticipation, de planification, d’abstraction et d’imagination ont été très fortement développée au cours de l’évolution. Nous sommes en effet capables d’élaborer des scénarios «dans notre tête», avant de nous engager dans le monde, afin de mieux anticiper les risques et les difficultés. Nous sommes également capables d’utiliser et de développer toutes sortes d’outils. Ces outils, «stockés» dans la culture et transmissibles d’une génération à l’autre, ont permis une évolution culturelle fulgurante.

La créativité et l’innovation se trouvent au cœur de cette évolution culturelle. La créativité s’inscrit dans la continuité de l’intelligence et de la mémoire, en permettant d’aller encore plus loin dans la manipulation et la transformation de l’information (et non pas seulement la perception ou le stockage de celle-ci). Grâce à la créativité, notre espèce est capable de créer de nouvelles combinaisons d’idées, de nouveaux objets, de nouvelles circonstances. La flexibilité, le potentiel d’adaptation et de modification de l’environnement qui en découlent sont énormes – et les implications, nombreuses.

La créativité semble avoir parfois quelque chose de magique, dans sa puissance, dans son caractère unique à notre espèce, en particulier au cours des derniers siècles et plus encore des dernières décennies. Dans ce qui suit, nous allons toutefois tâcher de relativiser ce caractère exceptionnel et   d’expliquer sur quoi repose la créativité, de voir comment elle fonctionne, d’identifier une certaine continuité avec d’autres fonctions psychologiques évoquées jusqu’ici, et de faire le lien entre évolution et créativité.

Qu’est-ce que la créativité? La recherche en psychologie sur la créativité est relativement jeune: le terme même de créativité et son statut d’objet de recherche ne sont véritablement apparus que dans les années 1950. Par comparaison avec ce que nous avons évoqué jusqu’ici dans cette partie III (la perception, l’intelligence, les émotions, la personnalité) la créativité fut longtemps le parent pauvre de la psychologie. Depuis quelques décennies les choses ont changé, et on est passé d’une thématique délaissée à un sujet très en vogue.

La créativité est un concept vaste, difficile à délimiter  

La plupart des modèles de la créativité sont dits multi factoriels ou multi componentiels, c’est-à-dire qu’ils considèrent et intègrent plusieurs facteurs. Ceci implique que la créativité n’est pas réductible à l’intelligence, à la personnalité ou à un processus exceptionnel particulier. Bien au contraire, la créativité est le résultat d’interactions complexes entre un très grand nombre de facteurs. La plupart des modèles font au minimum une distinction entre trois composantes principales:

  • la personne créative, qui regroupe toutes les variables individuelles associées à la créativité (l’intelligence et la personnalité, par exemple);
  • le processus créatif, qui peut faire référence au déroulement typique d’un acte créatif (par exemple écrire un livre) ou à divers processus cognitifs associés à la créativité (par exemple trouver des idées);
  • la production créative, qui représente le produit fini et qui renvoie à la question des critères utilisés pour définir ce qui est créatif ou non (originalité, pertinence, etc.).

En plus de ces trois éléments, il convient de prendre en compte également le rôle de l’environnement, qui peut faire références à toutes sortes de facteurs. Certains d’entre eux peuvent être en lien avec la personne créative ou le processus créatif (opportunité de formation, mécénat, environnement de travail). D’autres facteurs environnementaux sont quant à eux en lien avec les productions créatives au sens large (contraintes et traditions d’un domaine, effets de mode, attentes et besoins du public, de la société, etc.).  

Personne, processus, production et environnement

Les productions créatives. La notion de production créative pose le problème de la mesure et des critères d’évaluation de la créativité. Les deux critères-clés généralement retenus sont d’une part la nouveauté, l’originalité, le caractère inédit, et d’autre part la qualité, la pertinence, l’adéquation au contexte.

Ces critères peuvent être évalués de différentes façons; ils sont en partie objectifs et en partie subjectifs. En science ou en ingénierie, par exemple, une invention nouvelle est une invention qui n’a pas encore été brevetée. Et une invention pertinente, c’est simplement quelque chose qui «marche»: un nouveau traitement qui soigne, un nouveau matériau avec des propriétés intéressantes, etc. Dans ces domaines, les critères sont relativement objectifs.

Pour être créative, une production doit être à la fois nouvelle et adaptée  

Mais bien souvent, notamment en art, ou plus généralement dans le domaine des idées, les choses ne sont pas si simples. Par exemple, à partir de quand une mélodie est-elle vraiment nouvelle? En quoi tel nouveau roman est vraiment unique? Quel «taux» de nouveauté est nécessaire pour qu’une œuvre soit originale? Il n’y a pas de réponse absolue à ces questions. On peut distinguer deux extrêmes: celui de la réplication avec des variations minimales et celui de la révolution, qui implique quelque chose de totalement inédit.

La notion de qualité est aussi parfois difficile à définir précisément. Elle renvoie souvent aux traditions d’un domaine, aux tendances d’une époque, au goût du public, au sens esthétique, etc. Là aussi on peut distinguer deux extrêmes: les productions très populaires et jugées de bonne qualité par un grand nombre de personnes, et des productions très «spéciales» qui vont être réservées à des cercles plus restreints d’initiés ou de spécialistes.

Au-delà de la difficulté à définir précisément ce que sont la nouveauté et la qualité, l’essentiel est de retenir que ces deux critères, sous une forme ou une autre, sont essentiels à la créativité. En effet, les idées ou les productions qui sont très originales mais pas du tout pertinentes sont juste bizarres, alors que celles qui sont très pertinentes mais pas du tout nouvelles sont tout simplement banales.

L’originalité n’est pas suffisante!

Les niveaux et les domaines de créativité. On peut se demander également à partir de quel «niveau» on est en droit de parler de créativité. Faut atteindre un certain niveau d’accomplissement, un certain niveau de reconnaissance avant de pouvoir véritablement parler de créativité? Sur cette question, commençons par souligner que tout être humain est créatif, fut-ce à un niveau modeste, que l’on appelle parfois «créativité tous les jours».

En effet, de nombreuses situations du quotidien nécessitent une réponse nouvelle et pertinente (problèmes au travail, imprévu au quotidien, résolution de conflit, etc.). Le simple fait de parler, c’est-à-dire de générer des phrases uniques et adaptées à des circonstances sans cesse changeantes, est déjà un acte créatif en lui-même. La moindre conversation implique en effet des ajustements permanents qui font appel à une sorte de «micro-créativité».

La créativité se manifeste sans cesse au quotidien

La créativité est également au cœur du développement des enfants, lorsqu’ils découvrent le monde, à travers toutes sortes d’essai-erreurs, faisant preuve d’une insatiable curiosité. Dans cette perspective, la créativité représente un des moteurs essentiels du développement intellectuel, elle est intégrée à toutes sortes d’apprentissages. En d’autres termes, la créativité est profondément ancrée dans notre nature.

Une question souvent associée à celle des niveaux de créativité est celle des domaines de créativité. Est-ce que certains domaines d’activité sont créatifs «par nature»? En général, une personne musicienne ou ingénieure sera tout de suite considérée comme plus créative qu’une personne comptable ou vendeuse. Il y a une part de vérité dans ce stéréotype, car les personnes très créatives ont tendance à se tourner vers les arts, les sciences, l’ingénierie, l’entreprenariat. Malgré tout, il serait très réducteur limiter la créativité à certains domaines.

La créativité peut s’exprimer dans n’importe quel domaine

La personne créative. Intéressons-nous maintenant d’un peu plus près aux caractéristiques des personnes qui sont considérées comme créatives. Par «caractéristiques», on entend par exemple des traits de personnalité, des aptitudes intellectuelles, des manières de penser, etc.

Identifier ces caractéristiques n’est pas chose aisée car, évidemment, toutes les personnes créatives sont différentes les unes des autres. L’exercice consiste donc à trouver des points communs entre toutes ces personnes, sans se laisser aveugler par les différences (différences entre les personnes elles-mêmes, entre les domaines de créativité, entre les niveaux de créativité, etc.). 

Il n’y a évidemment pas de coupure nette entre les créatifs et les non-créatifs, pas plus qu’il n’y en a entre les introvertis et extravertis ou les grands et les petits. Il existe toutefois des personnes qui sont plus créatives que d’autres, et cette plus grande créativité est souvent corrélée à d’autres caractéristiques. Quelles sont alors ces caractéristiques?

Facteurs associés à la personne créative 

Tout d’abord, la personnalité. Le trait de personnalité incontournable pour la créativité est indéniablement l’ouverture, que nous avons évoquée dans l’article Émotions et personnalité. Les personnes ouvertes sont très curieuses par nature, elles aiment apprendre des choses nouvelles et jouer avec les idées, elles ont une sensibilité particulière et une tendance à rechercher activement l’originalité et le non-conformisme.

Un autre facteur très important est celui de la motivation, surtout de la motivation dite intrinsèque, qui renvoie au fait de s’adonner à une activité par intérêt personnel et par plaisir. La créativité se manifeste beaucoup plus dans les activités pour lesquelles la motivation intrinsèque est forte. (Par opposition à la motivation extrinsèque, dans laquelle la motivation repose sur des récompenses externes, comme l’argent.) 

Les personnes très créatives sont ouvertes, curieuses, motivées, non-conformistes

D’autres traits de personnalité sont aussi parfois retrouvés en lien positif avec la créativité, mais d’une manière plus variable. La dimension d’introversion-extraversion en est un bon exemple. D’un côté on va trouver des personnes créatives qui sont plus extraverties que la moyenne (par exemple dans le milieu du spectacle), mais de l’autre, on trouver également des personnes créatives qui sont plus introverties (par exemple des scientifiques ou des écrivains).

Un autre facteur souvent associé à la créativité est l’intelligence. Toutefois, un QI élevé n’est forcément pas la garantie d’une grande créativité. On peut tout à fait être créatif avec une intelligence modeste. Par ailleurs, certains aspects plus spécifiques de l’intelligence peuvent être liés à certains domaines de créativité. L’intelligence verbale, par exemple, va constituer un grand avantage pour la littérature, l’intelligence logico-mathématique un avantage pour les sciences, etc.

L’intelligence est nécessaire mais pas suffisante

Soulignons encore que la créativité, surtout dans le sens d’accomplissement créatif exceptionnel, est le résultat d’un très grand nombre de facteurs. Tous les facteurs évoqués jusqu’ici sont des facilitateurs de la créativité, mais nul n’est besoin d’avoir une personnalité ou une intelligence exceptionnelle pour être créatif. Si les accomplissements exceptionnels sont certes rares, la créativité n’en reste pas moins une caractéristique essentielle de tous les êtres humains, et pas seulement l’apanage d’un petit nombre d’élus. 

Le processus créatif. Passons maintenant au processus créatif. La recherche parfois obsessionnelle de ce qui constitue «le» processus créatif, comme s’il n’y en avait qu’un seul, pose d’emblée la question de la distinction entre un processus créatif qui serait exceptionnel et d’autres processus qui seraient banals, c’est-à-dire les processus cognitifs normaux, comme la perception, la mémoire ou l’attention.

Quand on évoque «le» processus créatif, on pense parfois à un processus en étapes, du genre:

  1. préparation: on s’immerge dans le travail créatif;
  2. incubation: on a un blocage et on laisse alors son cerveau vagabonder;
  3. illumination: on a une idée géniale (le fameux «Eurêka»);
  4. vérification: on vérifie que l’idée est bien géniale et on peaufine les détails.

Une telle conception du processus créatif ne présente presque aucun intérêt, tellement elle est rigide et idéalisée. En fait, dans la plupart des cas le processus créatif est un imbroglio d’essais-erreurs, d’heureux hasards, de tâtonnements et surtout d’innombrables cycles d’enthousiasme et d’abattement.

Et quand on y regarde de plus près, on constate que les processus en jeu dans une activité créative sont des processus cognitifs usuels, que l’on utilise dans plein d’autres circonstances: observer, analyser, chercher des informations, se souvenir de certaines choses, faire des associations d’idées, synthétiser, etc.

La créativité repose sur des processus cognitif normaux

Plus spécifiquement, on peut regrouper les processus pertinents pour la créativité en deux grandes catégories:

  • Génération: correspond à l’ensemble des processus qui permettent de trouver des idées nouvelles (récupération en mémoire, analogies, associations d’idées, etc.);
  • Sélection: correspond aux processus d’évaluation et d’analyse qui permettent d’évaluer la qualité d’une idée (capacité d’observation, sens critique, etc.).

On a souvent tendance à réduire la créativité à la phase de génération (le brainstorming), mais ceci est réducteur et erroné. Les processus de sélection sont également essentiels pour parvenir à une production créative de qualité.

Le processus créatif dans son ensemble est donc dialectique ou itératif. Des éléments provisoires issus de la génération sont explorés et évalués par les processus de sélection.  Si le but de la tâche n’est pas atteint ou que la solution n’est pas assez satisfaisante, l’exploration des idées intermédiaires permet d’identifier leurs forces et leurs faiblesses, afin de les améliorer. À ce moment-là s’engagent alors des cycles de génération et sélection. L’élaboration de la production créative se fait ainsi à travers ces cycles itératifs.

Le processus créatif

Évolution et créativité. Faisons maintenant le point sur les différents éléments évoqués jusqu’ici. Premier point : le modèle génération-sélection décrit ci-dessus présente une analogie évidente avec la théorie de l’évolution décrite dans l’article Les bases de l’évolution. Comme nous l’avons vu, dans la théorie de l’évolution classique, ce sont des mutations aléatoires qui génèrent la nouveauté et le milieu qui sélectionne les variations les plus pertinentes.

Dans le cas de la créativité, la génération est en partie aléatoire et en partie optimisé par différentes stratégies. Mais les grands principes demeurent les mêmes: des idées sont générées, puis les meilleures sont sélectionnées et retenues. Dans un premier temps, ces idées sont d’abord retenues par la personne en train de créer. Ensuite, certaines de ces idées peuvent être retenues par la société et se diffuser dans la culture par les mécanismes décrit dans l’article Évolution et culture.

Les mécanismes de la créativité sont similaires à ceux de l’évolution 

Deuxième point: la créativité est une entreprise incertaine et quelque peu paradoxale. D’un côté, trouver de nouvelles idées pertinentes peut s’avérer utile. D’un autre côté, perdre son temps à chercher en vain de telles idées peut s’avérer contre-productif. La créativité est donc au cœur d’une tension entre faire confiance à ce qui est connu pour fonctionner (la tradition) et prendre des risques pour essayer des choses nouvelles (l’innovation).

Au moment où l’on cherche de nouvelles idées, on ne sait pas combien de temps on va passer à chercher, ni même si on va trouver quelque chose de concluant. Et parfois, bien que le résultat semble concluant dans l’immédiat, il est possible qu’avec un certain recul historique on découvre des «problèmes cachés». À titre d’exemple, il suffit de penser à l’exploitation du charbon et du pétrole comme source d’énergie primaire et aux problèmes associés au rejet de CO2 dans l’atmosphère.

La créativité implique toujours un risque, une tension entre le connu et l’inconnu 

En d’autres termes, la créativité est étroitement associée à l’exploration de territoires inconnus et à la prise de risque. Toute forme de créativité et d’innovation sont impossibles sans un minimum de prise de risque. Ceci nous renvoie en partie aux éléments que nous avons évoqués plus haut sur les liens entre créativité et personnalité. Ce n’est donc pas un hasard si les personnes très créatives sont souvent celles qui ont le goût de l’exploration, de l’aventure et du non-conformisme sous une forme ou une autre.

Entre ordre et chaos. Les dilemmes évoqués ci-dessus sont profonds: on les retrouve aussi bien au niveau de l’individu, de la société et de l’évolution du vivant au sens large. Trop de recherche de nouveauté et de de prise de risque, et c’est l’instabilité. Trop de crainte et de statu quo, et c’est la stagnation. Dans les deux cas, les conséquences peuvent être désastreuses. La véritable adaptation implique donc un inévitable travail d’équilibriste entre des prises de risque et certaines garanties de sécurité, entre la stabilité et le changement, entre le connu et le nouveau.

La créativité, comme l’évolution, se situe à mi-chemin ordre et chaos

Toute réflexion sur la créativité et l’innovation en dehors de ce cadre apparaît comme totalement vaine. En aucun cas on ne peut préconiser de façon systématique que «mieux vaut toujours s’en tenir à ce qui est connu» ou que «mieux vaut toujours essayer quelque chose de nouveau». Chaque situation individuelle ou collective appelle inévitablement une réflexion sur ces questions; aucune réponse ne va jamais de soi; aucune solution n’est exempte d’inconvénient. En d’autre termes, on a toujours à faire face à un dilemme, qui implique inévitablement de faire certains choix.

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