Humain X.0: Coopération et compétition

Les joueurs de cartes (Theodoor Rombouts)

(Temps de lecture: 8-9 minutes)

Dans l’article précédent, avons discuté plusieurs caractéristiques définies comme typiquement humaines (bipédie, gros cerveau, main, outils, maîtrise du feu, intelligence, sociabilité, langage, arts, rituels, culture). Nous allons nous revenir maintenant sur deux thématiques abordées dans Les moteurs de l’évolution: la coopération et la compétition. L’idée est ici de mieux comprendre quels sont les mécanismes à l’œuvre derrière ces stratégies, qui structurent la majorité des interactions entre organismes, aussi bien entre espèces qu’au sein d’une espèce.

Coopération et ultra-socialité. Chez les espèces ultra-sociales (abeilles, fourmis, termites, etc.), le niveau de coopération est exceptionnel. On retrouve systématiquement chez ces espèces les caractéristiques suivantes: division des individus en castes avec spécialisation des rôles, où les individus fertiles sont chargés de la reproduction et les individus non fertiles du reste de la vie communautaire (soin aux larves, recherche de nourriture, protection de la colonie, etc.). On retrouve également un mélange des générations et une très forte cohésion, au point que la plupart des individus travaillent pour la colonie et non pour eux-mêmes.  

D’un point de vue évolutif, on s’attendrait à ce que les individus qui composent la colonie cherchent à « travailler pour eux-mêmes », c’est-à-dire à se reproduire et non à sacrifier leur vie à la communauté. Chez ces animaux, le sens de la communauté très développé s’explique essentiellement par leur système reproducteur, dans lequel les individus non-reproducteurs, qui composent l’essentiel de la colonie, sont souvent génétiquement très proches. Ces individus ont en effet jusqu’à 75% de gènes partagés, contre 50% entre parent et enfant dans un système reproducteur plus habituel.

Plus des organismes sont génétiquement proches, plus ils ont tendance à coopérer

D’une manière générale, c’est la théorie dite de la « sélection de parentèle » qui permet d’expliquer une bonne partie des stratégies de coopération au sein d’une même espèce. En clair, plus les individus sont génétiquement proches, plus ils ont tendance à coopérer. Par exemple, on sera en moyenne prêt à faire plus de sacrifices pour un frère ou une sœur (avec qui on partage 50% de gènes) que pour un cousin (avec qui on partage 12.5% de gènes). Cette logique qui est poussée à l’extrême chez les animaux ultra-sociaux, où la plupart des individus partagent 75% de gènes.

Ultra-socialité chez l’abeille et chez l’humain

Sources: Wikipedia et wallpaperflare.com

Évidemment, la coopération chez l’humain n’est expliquée par cette théorie que pour les individus d’une même famille. Cette théorie n’explique pas pourquoi des individus génétiquement éloignés peuvent coopérer à des niveaux très élevés. Il y a donc d’autres processus, qui permettent une coopération très élevée entre individus sans lien de parenté. L’altruisme réciproque est un de ces mécanismes-clés. (Un autre mécanisme important, celui de la sélection de groupe, sera abordé dans l’article suivant.)

Coopération et altruisme réciproque. L’altruisme réciproque implique une situation dans laquelle un individu agit en faveur d’un autre individu à un certain coût, par exemple en partageant de la nourriture ou en prenant un risque pour signaler un prédateur à ses congénères. Ce genre de sacrifice apparent n’est pas fait totalement gratuitement (ce qui à terme coûterait beaucoup trop à celui qui donne), mais dans l’attente d’une réciprocité future.

Comme nous l’avons déjà évoqué, ce genre d’interaction n’est généralement possible qu’entre organismes relativement sophistiqués, notamment car il implique d’identifier et de se souvenir des individus qui « jouent le jeu » de la réciprocité (les coopérateurs) et ceux qui ne « jouent pas le jeu » (les profiteurs ou les traîtres). Ceci implique donc des capacités cognitives assez importantes, non seulement de perception (pour distinguer les individus d’un groupe) mais aussi bien sûr de mémoire (pour se souvenir de qui joue le jeu ou non).

Principes de l’altruisme réciproque

Source: Wikipedia

Dans de nombreux cas, des stratégies de coopération dites « évolutivement stables » peuvent se mettre en place. Ces stratégies ont été constatées chez différentes espèces sociales (mammifères ou oiseaux) et confirmées par des simulations sur ordinateur. La plus célèbre d’entre elles est la stratégie « coopération-réciprocité-pardon ». Il s’agit d’une stratégie formelle qui définit la manière la plus efficace de se comporter vis-à-vis d’autrui afin de maximiser les gains potentiels associés à la coopération et de minimiser les pertes potentielles associées à une trahison.

Cette stratégie comporte deux règles de base: 1. Coopérer à la première interaction et 2. Adopter ensuite une attitude de réciprocité. Cette stratégie est considérée comme agréable car elle commence par la coopération. Elle prévoit néanmoins des représailles immédiates pour ceux qui entrent en compétition. Pour autant, elle est indulgente car elle produit immédiatement une coopération si le concurrent fait un mouvement coopératif. C’est une stratégie qui est simple, claire et prévisible.

Certaines stratégies d’altruisme réciproque sont stables et avantageuses

Plusieurs études ont montré que cette stratégie tend à s’imposer dans diverses situations. La coopération du plus grand nombre finit par être dominante dans la population, même si les stratégies « traître » ou « profiteur » peuvent continuer de circuler à basse fréquence sans jamais disparaître complètement. La stratégie « coopération-réciprocité-pardon » est essentielle pour expliquer bon nombre de phénomènes altruistes, y compris bien sûr chez l’humain.

Compétition et tromperie. Toutes puissantes et intéressantes qu’elles puissent être d’un point de vue évolutif, les stratégies de coopération sont toujours en tension et en conflit avec des stratégies de compétition. Dès que des stratégies de coopération sont présentes, il y a des opportunités pour des stratégies de « traître » ou de « profiteur ». Pour un organisme donné, la situation la plus avantageuse consiste évidemment à profiter de l’altruisme des autres sans jamais rendre la pareille.

Si la stratégie de tromperie devient trop fréquente, le coût pour les organismes qui en sont victimes devient trop important. Ils vont alors s’adapter: ceux capables de déjouer les tromperies seront avantagés et vont proliférer; ceux qui n’ont pas cette capacité vont se faire exploiter et tendre à disparaître. Au fil de l’évolution, la capacité à déjouer les tromperies va se répandre. Il est bien sûr possible que les traîtres et les profiteurs évoluent en conséquence et deviennent de plus en plus habiles. Il s’en suit alors une course à l’armement similaire à celle entre proies et prédateurs. Ce genre de processus est souvent considéré comme un moteur du développement de l’intelligence. 

La tromperie, comme le parasitisme, est très répandue dans le règne animal

Dans le règne animal, on trouve de nombreux exemples de tromperie, en particulier entre espèces. Il y a par exemple de nombreux animaux qui imitent les couleurs vives de certaines espèces venimeuses ou vénéneuses sans pour autant produire de venin, ce qui est avantageux pour ces espèces qui n’ont pas à supporter le coût de la fabrication de venin. Les prédateurs de ces espèces sont dupés et évitent de s’attaquer à ces animaux qu’ils croient aussi dangereux que les espèces « originales ».

On pensera ici également au coucou, qui ne construit pas de nid et pond systématiquement un œuf dans le nid d’autres oiseaux. Étant donné que cette stratégie est relativement rare, le coût est tolérable pour les individus qui en sont occasionnellement victimes. Si ce type de parasitisme devient très répandu, il y a alors de fortes pressions sélectives sur les individus victimes de la supercherie, qui développent alors la capacité à identifier ces tromperies. Là aussi, une course à l’armement peut s’engager entre l’hôte et le parasite. 

Le coucou pond son œuf dans le nid d’un autre oiseau (1). L’œuf de coucou éclot avant les autres (2). Le jeune coucou jette les autres œufs en dehors du nid (3). Il est alors seul dans le nid (4). 

Compétition et agression. Après la tromperie, considérons maintenant l’agression pure et simple. Pour la sélection naturelle, l’agression (comme la tromperie ou la coopération) est juste une stratégie comme une autre permettant d’augmenter les chances de survie et de reproduction. Mais comme dans les exemples ci-dessus, de nombreuses autres variables vont moduler la propension à l’agression.

L’idée de base, sous-jacente à toutes les stratégies évoquées ci-dessus, est que l’agression, comme n’importe quelle stratégie, permet d’obtenir un certain bénéfice à un certain coût. Évidemment, l’agression peut être avantageuse et permettre d’obtenir des ressources d’une façon qui peut sembler avantageuse. On intimide, on agresse et on obtient les ressources sans trop se fatiguer. Mais l’agression, bien sûr, a aussi un coût. Les stratégies agressives ne peuvent donc pas être utilisées à tort et à travers.

Toute agression implique un coût, c’est un jeu qui n’en vaut pas toujours la chandelle

Le risque principal est évidemment celui de blessure liée à l’affrontement. En pratique, les stratégies agressives tendent à devenir évolutivement stables quand le risque de blessure associé à l’agression est inférieur au bénéfice potentiellement associé à l’interaction agressive. Dans le cas contraire, si le coût de l’agression surpasse le bénéfice potentiel, les stratégies agressives vont simplement s’éteindre. Les individus très agressifs seront plus souvent blessés, ce qui compromettra considérablement leur succès reproducteur.

Le degré d’agression est également très variable en fonction des situations. Un individu avec un net ascendant physique pourra avoir tendance à privilégier l’agression; le risque de blessure, donc le coût de l’agression, est dans ce cas assez limité. De même, un individu qui défend une ressource aura en moyenne tendance à être plus agressif que l’individu qui convoite la ressource. L’individu qui défend a plus à perdre et est donc prêt à supporter un coût plus élevé.

D’une manière générale, il n’y a donc jamais d’agression « gratuite » dans le règne animal. Enfin, à cause des risques de blessure et donc du coût potentiellement très élevé des stratégies agressives, de nombreuses agressions sont en fait ritualisées. On pensera ici bien sûr aux combats entre les mâles de certaines espèces. Ce qui nous amène naturellement à la suite, c’est-à-dire aux stratégies de compétition et de coopération dans le cadre de la reproduction.

Interaction agressive entre deux babouins

Source: nature.com


Compétition, coopération et reproduction
. D’une manière générale, quand il s’agit de reproduction, on retrouve toutes sortes de stratégies mêlant compétition et coopération. L’idée de base, chez de nombreuses espèces à reproduction sexuée, est que chacun des deux sexes cherche à maximiser son succès reproducteur tout en minimisant son investissement. Les individus qui investissent trop avec trop peu de résultats se reproduisent tout simplement moins que les autres, donc, par la force des choses, ce sont les stratégies optimales qui s’imposent.

Très souvent, en particulier chez les mammifères, il y a une asymétrie entre l’investissement des mâles et des femelles. Il y a tout d’abord un coût asymétrique de production des gamètes: un ovule est plus grand et couteux à fabriquer que les spermatozoïdes. La femelle doit également supporter le coût de la gestation, qui est souvent considérable. Enfin, chez de nombreuses espèces, la femelle investit également beaucoup plus dans la progéniture. Après avoir investi dans la gestation, elle a en effet beaucoup plus à perdre que le mâle si sa descendance n’arrive pas à maturité.

Les stratégies de reproduction empruntent à la coopération et à la compétition

Il y a ainsi une compétition importante qui prend ses racines dans le coût de la reproduction et l’investissement parental. Il y a tout d’abord la notion de « compétition entre mâles suivi d’un choix par la femelle », évoquée dans Les moteurs de l’évolution. Il y a également compétition entre les sexes; chacun des deux sexes peut chercher à minimiser son investissement parental tout en maximisant les chances de survie de la progéniture. Mais il y a aussi bien sûr parfois coopération entre les sexes.

Dans ce cadre, une distinction classique est celle entre espèce dites « à liens de couple » et les espèces dites « à tournois ».

  • Chez les espèces à tournois, les mâles sont plus grands que les femelles car ils ont été sélectionnés pour leur taille et leur force. Après compétition avec leurs congénères, les mâle dominants s’accouplent avec plusieurs femelles. Chez ses espèces, l’investissement parental du mâle est minimal.
  • Chez les espèces à liens de couple, la femelle recherche un mâle avec des compétences parentales crédibles (capacité à obtenir de la nourriture, par ex.). Les mâles s’investissent effectivement dans les soins aux petits. Les couples formés ainsi peuvent durer plusieurs années. Les mâles sont peu agressifs et d’une constitution similaire aux femelles.

De nombreuses espèces d’oiseaux sont « à liens de couple ». Un processus de coopération qui est facilité par l’œuf, qui peut être couvé par les deux parents.

L’être humain, une espèce souvent « entre deux ». Au travers de cet article, un motif se répète: à bien des égards l’être humain est une espèce « entre deux ». En ce qui concerne les stratégies de reproduction, très variables en fonctions des époques et des cultures, elles empruntent aussi bien aux espèces « à liens de couple » qu’aux espèces « à tournois ». En termes d’organisation sociale, nous retrouvons chez l’humain aussi bien l’altruisme réciproque des espèces vivant en hordes et que certaines caractéristiques des espèces vivant en colonies. Enfin, notre espèce est capable d’une violence individuelle ou collective épouvantable, mais également d’une coopération et entre-aide uniques dans le règne animal.

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