Humain X.0: défis écologiques

Image: Warming stripes

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Ces trois dernières décennies ont été marquées par une visibilité croissante des problèmes écologiques dans les médias. En France, le temps dédié aux questions d’environnement dans les journaux télévisés (JT) a été multiplié par trois depuis la fin des années 1990. Pour autant, la couverture médiatique des grands enjeux climatiques reste très faible, de l’ordre de 1% des sujets de JT et à peine 4% des sujets de la presse écrite. [1] Cette couverture médiatique n’est pas à la hauteur de la gravité de la situation.

Un problème difficile à attaquer

Si l’écologie est trop en arrière-plan dans le débat public, c’est pourtant aussi un sujet qui divise beaucoup et qui attise les passions. Un sujet autour duquel on rencontre beaucoup de déni, de minimisation, de mauvaise foi et de fausses informations. Le sujet est sensible à bien des égards. Trois points essentiels:

  1. Les défis écologiques sont multiples et d’une importance majeure, leurs ramifications et les enjeux sociaux associés sont innombrables. En d’autres termes, le problème est global et complexe.
  2. Les questions environnementales sont critiques et urgentes pour le futur proche (et pas seulement pour 2050 ou 2100). En fait, elles commencent même déjà, par endroits, à être critiques maintenant
  3. Il s’agit d’enjeux et de perspectives effrayantes. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles tant de personnes nient ou minimisent ces difficultés. La gestion de la peur fait donc partie intégrante du problème. 

Et le défi écologique est un défi à tiroirs. Il faut d’abord bien comprendre et expliquer les causes et conséquences du dérèglement climatique. Ceci est l’objet du présent article. Ensuite, il faut trouver des moyens de résoudre les problèmes identifiés. Nous verrons plus loin que des solutions existent, du moins sur papier. Enfin, il faut effectivement implémenter ces solutions. Or, cette mise en œuvre se heurte à d’autres difficultés encore, liées à la nature humaine et aux caractéristiques de nos sociétés (on y reviendra également).

Pour l’instant, ne mettons pas la charrue avant les bœufs et bornons-nous dans un premier temps à un diagnostic de la situation.

Le problème est urgent, global et complexe

Dans ce qui suit, nous aborderons plusieurs classes de problèmes: d’abord ceux liés au réchauffement climatique, puis ceux liés à d’autres limites planétaires, en particulier la perte de biodiversité et la destruction d’espaces naturels. Quoique distincts, ces problèmes sont étroitement liés; ils peuvent notamment s’aggraver mutuellement.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais préciser que je ne suis pas partisan du catastrophisme. Mais le problème est réellement sérieux et doit donc être présenté comme tel. Idéalement, le but de ce chapitre n’est pas de faire peur mais d’informer. Toutefois, sur ces questions, il est difficile d’informer sans faire peur. Et il est peut-être plus difficile encore de susciter le changement sans faire peur. Dans une certaine mesure, la peur est donc inévitable, voire saine. Par contre, il est impératif d’éviter la terreur et la tétanie, qui mène plutôt au déni et à l’inaction.

Finalement, il faut réussir à montrer que c’est grave, mais sans trop faire peur – un dosage difficile à trouver!

Autant il est improbable que l’humanité disparaissent d’ici quelques décennies, autant il est quasi inévitable que nous aurons à faire face à des crises majeures à bref horizon. Il y aura des chocs, c’est certain. Mais nous sommes encore en mesure d’amortir ces chocs, tout n’est pas joué d’avance. Ne partons pas perdants.

De plus, il est sans doute utile, au niveau individuel, de prendre un peu de recul sur ces questions, notamment en ce qui concerne la culpabilité. S’il existe effectivement une responsabilité individuelle associée aux problèmes environnementaux, une énorme partie repose également sur des aspects systémiques et collectifs, qui se situent bien au-delà de notre capacité d’action individuelle. Ne portons donc pas sur nos épaules tout la misère du monde.

Le réchauffement climatique: origines et ampleur

Commençons par le plus «populaire» des problèmes environnementaux: le réchauffement climatique. Nous nous focalisons ici dans un premier temps sur l’origine et l’ampleur de ce problème. La question des conséquences, qui renvoie plutôt à la notion de dérèglement climatique sera abordé dans la section suivante.

Je me base ici sur le 6ème rapport du GIEC, Climate Change 2021: The Physical Science Basis. [2] Le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) est un organe créé par l’ONU. Concrètement, le GIEC regroupe les meilleurs experts mondiaux sur le climat. En d’autres termes, les conclusions du GIEC représentent les informations scientifiques les plus neutres, fiables et consensuelles que l’on puisse obtenir sur le réchauffement climatique. 

Au cours de ses différents rapports (le premier rapport date de 1990), le GIEC a mis en évidence que le climat global est incontestablement en train de se réchauffer. En résumé, l’augmentation de la température moyenne depuis le début du XXe siècle est d’environ 1.1°C. Ce changement peut paraître dérisoire, mais, comme nous le verrons, ce n’est pas le cas. Bien au contraire, un tel réchauffement implique déjà des conséquences très importantes.

Cette vitesse de réchauffement, par rapport à d’autres modifications du climat à l’échelle géologique, est fulgurante et inédite au cours de l’histoire de notre planète. Le GIEC prévoit, sous différents scénarios de réduction des émissions de gaz à effet de serre, une augmentation allant de de +1.4°C à +4.4°C d’ici la fin du XXIe siècle. Ainsi, sauf action radicale et immédiate visant à atteindre 0 émission de CO2 d’ici à 2050 (très improbable à ce jour), on se dirige vers une augmentation de +2°C d’ici à 2050 et +3°C d’ici à 2100, voire plus.

On parle donc d’un réchauffement de plusieurs degrés en un siècle. À titre de comparaison, à l’échelle géologique, avant que l’impact de l’activité humaine sur le climat ne soit significative, les variations de température étaient de quelques degrés en 5000 ou 10’000 ans. La vitesse de réchauffement actuelle est donc sans comparaison avec ce que notre planète a connu par le passé, ce qui ne manquera pas de poser des défis considérables à la faune et à la flore, qui n’auront sans doute pas le temps de s’adapter à une modification si rapide. Évidemment, plus le réchauffement sera important, plus le défi sera grand.

Le réchauffement en cours est à la fois très important et extrêmement rapide

Si personne n’a de boule de cristal permettant de prédire l’avenir, les estimations du GIEC ne sont pour autant ni fantaisistes, ni exagérées. Elles sont faites à partir de modèles climatiques qui incorporent de nombreuses variables, telles que la chimie atmosphérique, les caractéristiques de la surface terrestre, ainsi que celles des océans et des glaces. Ces modèles permettent de simuler l’évolution du climat sur des périodes plus ou moins longues.

Ces modèles ne sont pas spéculatifs. On peut tester leur validité par exemple en modélisant le climat passé. Si les paramètres du modèle (température moyenne globale, concentration de CO2 dans l’atmosphère, etc.) parviennent à reproduire la réalité du climat passé, que l’on connaît par d’autres moyens (analyse de carottes glaciaire, analyse des sols, etc.), on peut conclure que ces modèles sont fiables et valides. Ce qui est effectivement le cas.

De plus, on peut également regarder si les prévisions faites il y a une trentaine d’années se sont avérées exactes ou non. Ici les faits parlent d’eux-mêmes: en 1990, le GIEC prévoyant une hausse globale de 1°C pour 2025 par rapport à l’époque préindustrielle. En 2021, l’augmentation avérée est estimée à 1.1°C. La prévision de 1990 était donc plutôt précise; si on peut lui reprocher quelque chose, c’est d’avoir été plutôt trop optimiste que trop alarmiste.

Par conséquent, si les émissions de CO2 continuent sur la lancée actuelle, les +3°C à horizon 2100 sont une quasi-certitude. La seule incertitude réside dans cette question: serons-nous capables de réduire massivement et rapidement nos émissions de CO2?

Les projections faites par les modèles climatiques sont très fiables et précises

Aujourd’hui, il est donc clair non seulement que le réchauffement est avéré, mais qu’il est dû à l’activité humaine. Si un léger doute persistait jusqu’à la fin du XXe siècle, aujourd’hui ce doute n’est plus permis. En 2021, le GIEC conclut que le réchauffement est dû «sans équivoque» à l’activité humaine. Les modèles récents, qui intègrent les facteurs naturels et humains, reproduisent parfaitement l’augmentation de température observée. À l’inverse, les simulations qui n’intègrent que les facteurs naturels montrent que sans les facteurs humains, le réchauffement serait bien moindre, voire nul.

Changement de la température de la surface du globe (moyenne annuelle) tel qu’observé et simulée à l’aide de facteurs humains et naturels et uniquement naturels (1850-2020)

Source: GIEC

Le réchauffement est donc causé par l’activité humaine, plus spécifiquement par les émissions de gaz à effets de serre. Ces gaz interceptent les infrarouges émis par la surface de la terre et retiennent une partie de la chaleur émise par le soleil dans l’atmosphère terrestre.Il s’agit en particulier du dioxyde de carbone (CO2), du méthane (CH4) et du protoxyde d’azote (N2O). Le CO2 provient principalement des combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz). Le CH4 et le N2O proviennent essentiellement de l’agriculture et de l’élevage.

Parmi ces trois gaz, l’ennemi n°1 est le CO2. C’est le gaz que nous émettons en plus grande quantité. Il est responsable d’environ 2/3 de l’effet de serre dû à l’activité humaine. Les deux autres sont émis en quantité moindre, mais ils ont néanmoins un potentiel de réchauffement global bien supérieur à celui du CO2 (près de 80 fois plus pour le CH4 et 300 fois plus pour le N2O). À eux deux, ils sont responsables d’environ 20% de l’effet de serre anthropique.

Le CO2 est aussi très problématique en raison de sa longue durée de vie dans l’atmosphère, de l’ordre d’une centaine d’année. Ceci est d’autant plus problématique que la majorité des émissions de CO2 sont récentes. Et pour l’instant, ces émissions sont loin d’être enrayées, au contraire. Le +1°C degré est donc acquis pour une centaine d’années, quoique nous fassions, et toutes les émissions futures viendront aggraver encore cette situation déjà alarmante.

Émission de carbone vers l’atmosphère de 1750 à nos jours

Source: Wikipédia

Dérèglement climatique et évènements extrêmes

Nous avons vu dans la section précédente que le réchauffement climatique est avéré et lié aux activités humaines. Voyons maintenant les conséquences. De prime abord, on pourrait être tenté de se dire «+1°C, et alors?». En effet, une augmentation de 1°C peut sembler anodine. Là où il faisait 25°C, il fera 26°C; là où il faisait 35°C, il fera 36°C, etc.

Hélas, un réchauffement global a des conséquences bien plus complexes. Tout d’abord, il s’agit d’une moyenne. Donc en aucun cas ce +1°C global signifie que l’augmentation de température est homogène partout sur terre. Ensuite, le climat est un système complexe, donc une augmentation moyenne de +1°C a en fait la capacité de mener à de nombreux dérèglements climatique, parfois graves. Une augmentation de +2°C, +3°C ou +4°C implique quant à elle des conséquences dévastatrices à grande échelle.


Un réchauffement global de quelques degrés n’est pas anodin

Les conséquences du réchauffement climatiques sont nombreuses et variées. Si certaines sont relativement intuitives, comme l’augmentation des canicules, des sècheresses et des feux de forêts, d’autres le sont beaucoup moins, comme l’augmentions des tempêtes et des inondations. Et en plus de ces effets directs, il faut encore compter avec de nombreuses conséquences indirectes (pénurie alimentaires, menace à la biodiversité, risques pour la santé, etc.). Dans ce qui suit, nous nous focaliserons sur un petit nombre de conséquences relativement immédiates; les autres seront abordés petit à petit par la suite.

Avant tout, rappelons la différence entre météo et climat. Le climat renvoie à une période longue (plusieurs décennies); l’étude du climat donne des estimations moyennes et des probabilités de changements sur le long terme. La météo renvoie quant à elle à une période courte (de l’ordre d’une semaine); il s’agit du temps qu’il fait aujourd’hui et de celui auquel on peut s’attendre à un horizon de quelques jours. Les prévisions météo sont locales et relativement précises. Les prévisions climatiques sont globales et ne permettent pas de savoir, par exemple, quel temps il fera à Paris le 21 juin dans 25 ans.

Ainsi, le fait que les modèles climatiques anticipent un réchauffement global ne signifie pas que l’on ne connaîtra plus jamais aucun épisode de froid d’ici à 2050 ou 2100, même si ce genre d’évènement deviendra de plus en plus rare. On ne peut donc pas réfuter la science du climat parce qu’il a fait -15°C à Champagnole pendant quelques jours de l’hiver 2020-2021. Il est également fallacieux de dire que science du climat n’est pas crédible parce que la météo n’est pas capable de prévoir avec précision le temps qu’il fera dans 10 jours.

Météo et climat sont deux disciplines aux méthodes et objectifs différents

Une autre distinction importante est celle entre moyenne et variabilité. Il s’agit de deux concepts bien distincts, car une moyenne donnée, par exemple 10, peut être obtenue à partir de séries de chiffres très différentes: une série avec une variabilité faible, par exemple 9, 10 et 11; ou une série avec une variabilité importante, par exemple 0, 10 et 20. Dans le cas du climat, comme dans de nombreux autre cas, la notion de variabilité est très importante. En plus des tendances moyennes, il faut donc également s’intéresser à la variabilité.

Quelles sont alors les conséquences du réchauffement auxquelles on peut s’attendre dans les années et décennies qui viennent? En termes moyens, les choses sont relativement simples: pour ce qui concerne la température, on s’attend à un réchauffement global (avéré et déjà en marche); pour ce qui concerne les précipitions, on s’attend également à une augmentation des quantités de pluie globales (également en partie déjà avérée).

À partir de ces deux tendances, on pourrait être tenté de conclure «Bonne nouvelle! Le réchauffement va transformer la planète en une gigantesque forêt tropicale humide luxuriante!» Non. C’est justement là que la variabilité entre en jeu. Tout d’abord, la chaleur et les précipitations ne seront pas réparties de façon uniforme sur toutes les régions du monde. En plus, on trouvera également d’importantes variations au niveau local, d’une saison à l’autre ou d’une année à l’autre. Enfin, on constatera une augmentation des évènements extrêmes, tels que les canicules, les tempêtes ou les sécheresses. 

La température globale est en lien complexe avec de nombreux phénomènes

Regardons de plus près les cas directement associés à la chaleur: canicules, sècheresse et feux de forêts. Dans les dernières décennies, on a constaté une augmentation des évènements de chaleur extrêmes quasiment partout sur la planète. En France, entre les années 1960 et 1980, on a constaté quatre vagues de chaleur. Entre 1980 et 2000, neuf épisodes de ce genre ont été enregistrés. Entre 2000 et 2020, le nombre de vagues de chaleur a atteint 26. La tendance est donc claire et nette: ça augmente, et vite. [3]

De nombreuses régions sont également affectées par des sécheresses de plus en plus sévères. En France, les années 2018, 2019, 2020 et 2022 ont battu des records de sécheresse. Quant aux feux de forêts, ils sont également en augmentation constante. Ces feux détruisent désormais deux fois plus de couverture forestière dans le monde qu’au début du siècle. Les surfaces concernées sont essentiellement des forêts boréales, qui sont parmi les plus grands puits de carbone de la planète. Leur combustion n’arrange évidemment rien au problème du CO2 dans l’atmosphère… [4]

Pour l’avenir, le GIEC anticipe que des évènements de chaleur rares et extrêmes (qui n’arrivaient auparavant que tous les 10 ans) seront environ cinq fois plus probables sous un scénario à +2°C et dix fois plus probables sous un scénario à +4°C. Pour les sécheresses, des évènements rares et extrêmes qui n’arrivaient que tous les 10 ans seront environ deux fois plus probables sous un scénario à +2°C et quatre fois plus probables sous un scénario à +4°C. Vu autrement, sous un scénario à +3.5°C d’ici la fin du siècle, un enfant né en 2020 connaitra environ sept fois plus de canicules, trois plus de sécheresse et deux fois plus d’incendie de forêt qu’une personne né en 1960 en a connu. [5]

À +2°C, les catastrophes climatiques deviennent deux à cinq fois plus probables 

Les fortes précipitations sont également en augmentation dans de nombreuses régions, car le réchauffement perturbe le régime des pluies. Ces précipitations ne compensent pas les sécheresses, car les sols très secs ne peuvent pas absorber d’un coup une énorme quantité d’eau. La conséquence est donc plutôt des inondations. Pour l’avenir, le GIEC anticipe que les précipitations rares et extrêmes seront environ deux fois plus probables sous un scénario à +2°C et trois fois plus probables sous un scénario à +4°C. Sous un scénario à +3.5°C d’ici la fin du siècle, un enfant né en 2020 connaîtra environ trois fois plus de crues de rivières extrêmes qu’une personne né en 1960 en a connu. [6]

Le réchauffement climatique implique également une augmentation du risque de tempêtes très intenses. Il est probable que la proportion mondiale de cyclones tropicaux majeurs a déjà augmenté au cours des dernières décennies, et il est très probable que la latitude à laquelle les cyclones atteignent leur intensité maximale s’est déplacée vers le nord. L’intensité des cyclones devrait augmenter à l’échelle mondiale (de 1 à 10 % selon les projections des modèles pour un réchauffement climatique de +2°C). Ce changement implique une augmentation encore plus importante de leur potentiel destructeur. [7]

Rappelons une dernière fois que tous les chiffres fournis ici sont des estimations moyennes. Le réchauffement aussi bien que les probabilités d’évènement extrêmes ne seront clairement pas les mêmes en fonction des régions concernées. Pour la température, une augmentation moyenne globale de +3°C peut impliquer une augmentation moyenne locale de +5°C, voire plus. Les zones terrestres se réchauffent plus que les zones océaniques, et l’Arctique et l’Antarctique se réchauffent plus que les tropiques. En France, par exemple, le réchauffement moyen atteint déjà +1.7°C en 2022. [8]

Par extension, il est évident que les risques de vague de chaleur extrême seront bien plus probables dans des climats déjà chauds, que les sécheresses extrêmes seront plus probables dans des zones déjà arides, etc.

Les limites planétaires: vue d’ensemble

Si ce tableau est déjà préoccupant, les choses ne s’arrêtent hélas pas là. Comme nous l’avons déjà évoqué, le réchauffement climatique n’est qu’une facette de l’ensemble des défis écologiques auxquels nous avons à faire face.

En 2009, des chercheurs ont en fait identifié neuf limites planétaires à ne pas dépasser, au risque de compromettre l’écosystème dans lequel nous vivons. [9] Ces limites sont les suivantes: (1) changement climatique; (2) érosion de la biodiversité; (3) modifications des usages des sols; (4) utilisation d’eau douce; (5) perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore; (6) acidification des océans; (7) aérosols atmosphériques; (8) diminution de la couche d’ozone; (9) introduction de nouvelles entités dans l’environnement.

 Au cours des dernières décennies, nous avons dépassé plusieurs limites planétaires 

L’analyse détaillée de ces limites se situent clairement au-delà du spectre de cet article. Je me bornerai donc ici à développer qu’un petit nombre de points, ceux qui sont les plus préoccupants. D’une manière générale, on peut déjà noter qu’au cours de l’année 2022, six limites sur neuf ont déjà été dépassées. [10] Une première limite, que nous venons de considérer ci-dessus, est le changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre.  

Les limites planétaires

Source: ecotree.green

Une autre limite franchie est celle de l’introduction de nouvelles entités dans l’environnement; en d’autres termes, des pollutions de toutes sortes. Cette catégorie est large et regroupe des polluants tels que les plastiques, les perturbateurs endocriniens, les métaux lourds, les pesticides, les produits chimiques industriels, les antibiotiques et autres produits pharmaceutiques. Nous reviendrons plus loin, dans un autre article, sur les liens entre la santé et diverses de ces substances.

Pour l’instant, soulignons simplement que les plastiques à eux seuls constituent un problème monumental. La production de plastique a augmenté de façon exponentielle, passant de 2,3 millions de tonnes en 1950 à 448 millions de tonnes en 2015. La moitié de toutes les matières plastiques jamais fabriquées l’ont été au cours des 15 dernières années. On s’attend à ce que la production double d’ici 2050. Chaque année, environ 8 millions de tonnes de déchets plastiques se retrouvent dans les océans depuis les pays côtiers. Des millions d’animaux sont tués par les plastiques chaque année. [11]

Les problèmes associés à la pollution, à la déforestation et à l’agriculture sont nombreux

Trois autres limites franchies sont en lien étroits avec l’agriculture intensive: la modification de l’usage des sols, l’utilisation d’eau douce, ainsi que la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore. La modification de l’usage des sols est surtout associée à la déforestation à des fins agricoles, qui a un impact sur les cycles de l’eau et du carbone, ainsi que sur la biodiversité.

La déforestation la plus concentrée se produit dans les forêts tropicales humides: la moitié des zones humide mondiale a disparu au XXe siècle. Les forêts tropicales ont perdu 300 millions d’hectares depuis 1980. En Amazonie, environ 17 % de la forêt a disparu au cours des 50 dernières années, principalement en raison de la conversion de la forêt pour l’élevage du bétail. Entre 2000 et 2020, les forêts du monde ont subi une perte nette de 100 millions d’hectares. Entre 15 et 18 millions d’hectares de forêts sont détruits chaque année. [12]

Mais les problèmes causés par l’agriculture intensive ne s’arrêtent pas à la déforestation. L’utilisation massive d’engrais perturbe en particulier les cycles naturels de l’azote et du phosphore. Ces deux éléments sont utilisés dans les engrais et se retrouve très souvent en excès dans les sols. Ces excès peuvent polluer les nappes phréatiques et mener à l’eutrophisation des écosystèmes aquatiques: un excès de nutriment mène à la prolifération d’algues, qui provoque un appauvrissement voire la mort de l’écosystème. Ces excès de nutriment augmentent également les émissions de protoxyde d’azote, qui aggrave l’effet de serre. [13]

En ce qui concerne l’eau, nous avons à ce jour dépassé le seuil critique de ce qu’on appelle «l’eau verte», c’est-à-dire l’eau disponible pour les plantes, par opposition à «l’eau bleue», qui correspond à l’eau des rivières, des lacs et des nappes phréatiques. De nombreux sols s’assèchent et des écosystèmes sont menacés. En Amazonie, par exemple, on s’approche d’un point critique, dont le dépassement pourrait mener à la transformation d’une partie de la forêt en savane. Partout dans le monde, l’assèchement du sol est lié à diverses activités humaines (réaffectation des sols, assèchement des zones humides, pompage pour l’irrigation, construction de barrages, etc.). [14]

Notre usage de l’eau et des sols, excessif à bien des égards, n’est pas tenable à long terme

Quant à «l’eau bleue», la limite planétaire à ne pas dépasser est estimée à 4000 km3 d’eau douce par an. En 2019, l’humanité prélevait environ 2600 km3 par an. Si le seuil critique à l’échelle globale n’est certes pas encore dépassé, les perspectives ne sont pas pour autant totalement réjouissantes. D’une part car dans certaines régions du monde les prélèvements d’eau douce sont déjà excessifs. Et d’autre part car d’ici à 2030, les besoins agricoles mondiaux nécessiteront 25% à 50% d’eau en plus. Par conséquent, si la trajectoire n’est pas rectifiée, cette limite sera bientôt également dépassée. [15]

La question de la biodiversité

Reste enfin la question de la biodiversité. On peut là aussi faire une distinction entre plusieurs aspects, notamment entre la diversité génétique et la diversité fonctionnelle. La diversité génétique renvoie à ce qu’on entend couramment par le terme de biodiversité: combien d’espèces vivent sur la planète, et à quel niveau d’abondance? Ici le constat est relativement simple à établir: plus les populations diminuent et plus les espèces disparaissent, plus la biodiversité génétique baisse. Les chiffres sur ce point sont particulièrement préoccupants.

De nombreuses espèces ont rapidement décliné depuis 1970, avec des réductions de 40 % pour les espèces terrestres, de 84 % pour les espèces d’eau douce et de 35 % pour les espèces marines. Les populations de la plupart des grands carnivores sont en grave déclin, de même que celles des grands poissons. À l’échelle mondiale, environ 2/3 de la faune sauvage a disparu lors des 50 dernières années. En Europe, environ la moitié des populations d’oiseaux des champs ont disparu lors des trois dernières décennies. [16]

Les populations d’animaux sauvages ont fortement décliné en très peu de temps

D’après l’Union internationale pour la conservation de la nature, 27% des espèces sont considérées comme menacées d’extinction (40% des amphibiens, 33 % des coraux, 31 % des requins et des raies, 27 % des crustacés, 25 % des mammifères ou encore 34 % des conifères). La proportion d’espèces d’insectes menacées d’extinction est incertaine, mais les données disponibles permettent une estimation provisoire de 10%. Sur un total estimé de 8 millions d’espèces animales et végétales (dont 75 % d’insectes), environ 1 million sont menacées d’extinction.

Au cours des dernières décennies, le taux d’extinction des espèces était entre 50 et 500 fois plus importantes que le taux d’extinction d’autres périodes plus lointaines. Comme pour le réchauffement, les choses vont donc extrêmement vite, à une vitesse jamais vue auparavant. [17]

Les causes de ces pertes, nombreuses, sont bien identifiées.

  • La destruction et la fragmentation des habitats, à travers la déforestation à des fins agricoles ou l’urbanisation.
  • La surexploitation, à travers notamment la surpêche (avec des techniques parfois dévastatrices pour les écosystèmes comme le chalutage), la surchasse ou le braconnage.
  • Le changement climatique, à travers le réchauffement, l’assèchement et, à terme, la destruction de certains biotopes.
  • La prolifération d’espèce invasives qui déstabilisent les écosystèmes (par ex. les algues à cause de l’eutrophisation; les espèces non-indigènes introduites accidentellement dans certains écosystèmes).
  • La pollution de l’air, de l’eau et des sols; l’usage d’insecticide. [18]

Enfin, la notion de diversité fonctionnelle est quant à elle beaucoup plus difficile à estimer, car il existe dans les écosystèmes de nombreuses interdépendances complexes entre espèces. En effet, un écosystème peut être gravement déstabilisé si une seule espèce disparaît, que ce soit en bas de la chaine alimentaire (ce qui mène alors à des pénuries qui se répercutent en cascade sur les maillons supérieures) ou en haut de la chaîne alimentaire (ce qui peut mener à une dangereuse prolifération d’autres espèces, qui vont alors épuiser certaines ressources).

Il est difficile d’estimer avec précision quels sont les seuils critiques à ne pas dépasser, et jusqu’où peuvent aller certains effets domino (disparitions en cascade). Mais une chose est sûre: plus le système est perturbé, plus des espèces disparaissent et plus les conditions de vie sont affectées à cause du changement climatique, plus le risque d’effondrement est important.

Mise en perspective

Dans tout ça, il y a, malgré tout, des points positifs qu’il ne faut pas perdre de vue. Le premier est que jamais notre compréhension de la biosphère et des systèmes complexes n’a été aussi bonne; jamais les modèles n’ont été aussi précis, même si une marge d’incertitude demeure toujours.

Le fait que nous soyons en mesure de comprendre et d’anticiper ces problèmes est clairement un avantage. Et la complexité va dans les deux sens, si l’on peut dire. Certes, à cause de certains effets d’interdépendances ou d’amplification, un écosystème peut s’effondrer rapidement. Mais l’inverse est vrai également: en préservant activement certaines espèces ou en interdisant un petit nombre de pratiques particulièrement destructrices, un écosystème peut aussi se restaurer très rapidement. [19]

La situation est grave, mais il ne faut pas tout voir d’une façon négative

Même l’augmentation des évènements extrêmes que l’on commence à constater peut être vu comme positif: le fait que les conséquences du réchauffement deviennent tangibles renforce clairement la volonté d’agir. Aurait-il vraiment été envisageable de nous priver des innombrables avantages liés au charbon, au pétrole et au gaz avant d’être vraiment sûr que ces usages allaient être problématiques? Par analogie, combien de personne font un régime avant d’avoir des problèmes de poids, de diabète ou de cholestérol?

Ensuite, les ramifications ultimes des problèmes climatiques, certes profondes et nombreuses, sont très difficiles à prévoir exactement. On évoque parfois des migrations de masse et des guerres apocalyptiques, causées par des famines et des cataclysmes liés au dérèglement climatique. Ces phénomènes sont certes probables, mais leur ampleur exacte reste, à ce jour, très spéculative. Les théories alarmistes sur l’effondrement ont également leurs détracteurs, qui émettent de grandes réserves vis-à-vis des scénarios catastrophistes. [20]

Enfin, pour terminer sur une note douce-amère, n’oublions pas non plus que notre monde souffre de nombreux autres problèmes. La guerre en Ukraine et les innombrables guerres passées n’ont pas attendu les conséquences du réchauffement climatique pour éclater. Les problèmes posés par les nouvelles technologies, les réseaux sociaux, le stress, la sédentarité et la malbouffe, par exemple, sont aussi très inquiétants. Mais l’injustice, la violence, la pauvreté, la désinformation et les conditions de vie difficile ont existé de tout temps. Or, bien que certains problèmes actuels soient très préoccupants, bon nombre de difficultés ont en fait objectivement diminués.

Bien sûr, de nombreux problèmes persistent, et la plupart sont liés à nos modes de consommation actuels. Il est tentant de penser qu’un système «plus juste» et «moins avide» les résoudrait tous. Mais comment faire en pratique? Les problèmes liés à l’environnement, comme beaucoup d’autres, posent un grand nombre de défis politiques, notamment en termes de justice distributive. L’arbitrage des intérêts des uns et des autres est compliqué, surtout dans un monde globalisé à plus de 8 milliards d’être humain.

S’il est important d’être déterminé, il ne faut pas faire l’erreur de sous-estimer la difficulté du problème. Supprimer l’usage du charbon, du pétrole et du gaz ne peut pas se faire en un jour; si la sortie des énergies fossiles est trop rapide, il y aura beaucoup de perdants (pertes d’emploi), et pas que du côté des millionnaires. Par extension, la réduction significative des industries dites «sales» (pétrole, chimie, métallurgie, béton, transport, agro-alimentaire, textile) aurait un impact massif sur notre quotidien à tous, en terme d’emploi et de confort.

D’une manière générale, ne soyons pas non plus trop prompt à juger notre espèce pour sa bêtise et sa voracité. Les problèmes de compétition, de coopération et de gestion des ressources ne sont pas simples à résoudre. Jusqu’à preuve du contraire, tout «animal spécial» que puisse être notre espèce, nous ne sommes pas surhumains. Si nous pouvons compter sur notre créativité, nous devons également composer avec des perceptions imparfaites et une intelligence limitée, ainsi qu’avec des désirs et des émotions souvent difficiles à gérer.  

Par conséquent, les défis auxquels nous avons à faire face, en tant qu’individus et société, vont bien au-delà de «réduire les gaz à effet de serre». C’est pourquoi je ne proposerai pas ici de «conclusion» sur la manière de gérer la crise environnementale. À la place, je vous propose plutôt de continuer l’exploration de nos diverses forces et faiblesses, afin de parvenir peu à peu à une vraie vision d’ensemble de la situation et des possibles solutions. 

(Prochain article: Questions économiques et sociales)


Références

[1] Quinton et al. (2020) https://bit.ly/3XzOfRV; BonPote (2022) https://bit.ly/3XcqTSP

[2] GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[3] BonPote et al. (2021); GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[4] Richter et al. (2022) https://bit.ly/3zQ6466; GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[5] Sermondadaz (2021) https://bit.ly/3fAEp1W; GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[6] Sermondadaz (2021) https://bit.ly/3fAEp1W; GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[7] Knutson (2022) https://bit.ly/3G9w3Jt; GIEC (2021) https://bit.ly/3WxauZh

[8]  Escalón (2022) https://bit.ly/3DJ2o78

[9] Rockström et al. (2009) https://go.nature.com/2J6nBxj; Boutaud et Gondran (2019) https://bit.ly/3toIny1

[10] Häubi (2022) https://bit.ly/3WxhANp

[11] Parker (2019) https://on.natgeo.com/3fFHi1A

[12] Kempf (2017); Wikipedia, Deforestation; FAO (2021) https://bit.ly/3zMzL84; WWF, Deforestation

[13] Eurostat (2015) Statistiques sur la consommation d’engrais et bilans de nutriments

[14] Kotzé (2022) https://bit.ly/3g11FGw; Boutaud et Gondran (2019) https://bit.ly/3toIny1

[15] Boutaud et Gondran (2019)

[16] IBPES (2019) https://bit.ly/3ZAt2cx; Langran (2022) https://bit.ly/3NXNH4Y; Servigne et Stevens (2021)

[17] Boutaud et Gondran (2019); IBPES (2019) 

[18] Boutaud et Gondran (2019)

[19] Jutzi (2021) https://bit.ly/3gJQzGk

[20] Cf. L’Humanologue (n°3, avril 2021) et Science et Vie (n°1221, juin 2019)

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